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17 janvier 2019 à 18:08

Bielsa, le Foot !

A tous les éducateurs, article de Julien Momont

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Marcelo Bielsa a ajouté un nouvel épisode à sa légende, mercredi après-midi, dans une conférence de presse surréaliste. En défense des accusations d'espionnage à son encontre, l'entraîneur de Leeds a dévoilé sa méthode d'analyse des adversaires dans les moindres détails. Et révélé, aussi, sa part d'humanité.

 

Marcelo Bielsa est prévisible. Il joue toujours avec un défenseur central de plus qu'il n'y a d'attaquants axiaux adverses. Ses équipes sont systématiquement offensives. Pendant le match, café à la main, il s'assoit sur une glacière ou un seau retourné; il voit mieux le jeu ainsi que sur le banc. Il n'accorde pas d'entretien individuel, hors courtes interventions forcées pour la télévision anglaise, avant et après chaque match. En conférence de presse, il transforme les questions bateau en point de départ de réflexions métaphysiques sur la nature humaine. Il se tient à ses principes et n'a qu'une parole.

 

Alors quand le clairon sonne, mercredi après-midi, annonçant une conférence de presse impromptue, le fantasme d'un nouveau départ inattendu se répand en écho aux souvenirs des épisodes marseillais et romain. Dans un nouveau coup d'éclat chevaleresque, Marcelo Bielsa allait-il démissionner face à l'indignation d'une partie de l'Angleterre devant ses pratiques d'"espionnage" de Derby County? L'Argentin a, certes, bel et bien offert une énième manifestation de son jusqu'au-boutisme. Mais il a pris le contre-pied, une fois de plus. Parce que personne n'est plus attaché que lui à ses règles de conduite, personne ne peut anticiper son mode de pensée. Marcelo Bielsa est imprévisible.

 

Quand le procès tourne à la masterclass

Plutôt qu'un tremblement de terre, le football anglais a ainsi vécu une illumination. Par un acte de transparence inédit à ce niveau, l'accusé a transformé le tribunal en salle de classe et les jurés en élèves fascinés, condensant en une heure tout ce qu'il a de génie, de machine et d'humain à la fois.

Sur les quelques extraits visibles sur les réseaux sociaux, Marcelo Bielsa semble ému durant les premières minutes de son intervention. Marqué par les accusations de tricherie et d'atteinte au fair-play, lui le développeur de talents, le prophète du beau jeu, le serviteur du public, qui a fait de son interprétation personnelle de la droiture un principe de vie. Dimitri Payet avait d'ailleurs confié, en juin 2015 dans L'Equipe, avoir reçu de lui "une leçon de football, mais aussi une leçon d'homme". 

 

Pour Pep Guardiola, interrogé par RMC Sport en décembre 2016, Bielsa a "donné de la dignité à notre profession".

"Je n'ai pas tenté d'obtenir un avantage sportif indu (en espionnant) mais je l'ai fait parce que ce n'était pas illégal et que cela n'enfreignait aucune loi spécifique", a justifié Marcelo Bielsa. Ce n'était d'ailleurs pas une première : "J'ai observé tous nos adversaires. Nous avons regardé toutes les séances d'entraînement avant de les affronter." Admettant, toutefois, que "tout ce qui est légal n'est pas forcément juste. Je vais essayer d'expliquer que je n'avais pas de mauvaises intentions."

Un besoin personnel d'explication de sa démarche qui trouve sa source dans cette citation rapportée dans le livre El Loco unchained: "Dans n'importe quel domaine, on peut gagner ou perdre, mais l'important est la noblesse des recours utilisés, l'important est le cheminement, la dignité avec laquelle j'ai parcouru ce sentier dans la recherche de mon objectif." Les journalistes présents au centre d'entraînement de Leeds, mercredi, n'étaient certainement pas prêts pour ce qui allait suivre.

 

360 heures de travail pour analyser Derby County

Marcelo Bielsa a ouvert ses dossiers. Poussant son souci de transparence à l'extrême, il a dévoilé sa méthode d'analyse des adversaires dans les moindres détails, prenant pour exemple le travail effectué, justement, sur le Derby County de Frank Lampard. "Je ne sais pas m'exprimer en anglais, mais je suis capable de parler des vingt-quatre équipes du Championship", annonce-t-il. Preuves concrètes à l'appui, projetées à l'écran. Le résultat de 360 heures au total passées à décortiquer, avec son staff, les cinquante-et-une rencontre des Rams la saison dernière et les trente-et-une de cette saison. Compilation des occasions, des demi-occasions et séquençage du match en périodes de cinq minutes pour déterminer l'équipe qui les domine. Le temps passé par chaque joueur à chaque poste, dans chacun des systèmes utilisés, est agrégé avec soin.

Chaque rencontre représente quatre heures de travail. Le résultat final, outre le rapport statistique détaillé, est condensé dans une vidéo présentant l'animation offensive et les faiblesses défensives aux joueurs. Huit minutes, pas plus, pour maintenir l'attention et éviter les Benjamin Mendy: "Au début (à l'OM), il me mettait devant des vidéos et je m'endormais, avait confié le latéral gauche à Onze Mondial en mai 2017. Il me disait : 'C'est bien, je veux que tu t'endormes.' J'étais choqué quand il m'a sorti ça. Mais du coup, j'étais content d'aller aux séances vidéo, je pouvais dormir tranquille. Et puis au bout d'un moment, j'ai arrêté de dormir. Et inconsciemment, je me suis intéressé aux vidéos. Je me suis dit: 'Vas-y attends, je vais regarder deux minutes son truc quand même.' Et d'un coup, j'ai été aspiré. Après ça, il me parlait, je lui parlais, on se repassait les actions ensemble. J'ai kiffé de ouf."

Interrogé par L'Équipe au printemps 2016 sur ce qu'il retenait de Marcelo Bielsa, Jan van Winckel, son adjoint à Marseille, avait souligné trois points: "la quête des gains marginaux, la passion et le dynamisme." C'est ce qui ressort de la présentation d'El Loco, capable grâce à son rapport de dire que Derby a joué 49% de ses 31 matchs cette saison en 4-3-3 avec le prometteur Mason Mount côté droit. Nathan Jones, l'entraîneur de son prochain adversaire, Stoke, n'est en poste que depuis trois rencontres ? Bielsa analyse les vingt-six qu'il a dirigées à Luton Town, son club précédent.

 

Il connaissait mieux le Barça de Guardiola que Guardiola lui-même

Rien de si surprenant, finalement, pour qui connaît les histoires qui courent sur le personnage. Après tout, dans les années 80 déjà, Marcelo Bielsa était bien allé observer, à une heure du matin, les jambes de Mauricio Pochettino, future jeune recrue à Newell's, endormi dans la maison parentale. Mais mercredi, Bielsa a apporté de lui-même la preuve concrète que sa légende n'est pas usurpée. Le mythe a pris l'épaisseur aussi effrayante que rassurante de la réalité. "Je suis bon pour donner aux autres l'opportunité de me caricaturer", a reconnu Bielsa. "Personne ne peut faire comme lui, avait soufflé Mauricio Pochettino dans L'Equipeen octobre 2017. Il y a des gens qui ont essayé de profiter de son savoir en étant proche de lui, d'autres ont essayé de le copier, mais la copie n'est jamais bonne. Vous ne pouvez pas recopier aussi bien Dali, Picasso... Pour moi, c'est un être exceptionnel, qui n'a rien d'un fou, qui s'est fait tout seul et a été une source d'inspiration pour de nombreux entraîneurs."

Si, comme l'a dit un jour Enzo Francescoli, "Marcelo Bielsa devient un mythe partout où il passe", cette conférence de presse l'a assurément fait entrer dans une autre dimension en Angleterre. Dans l'oeil du cyclone, il est parvenu à donner de la dignité à son approche pourtant limite en attestant son dévouement ultime au jeu. Par la démonstration de son obsession analytique quasi maladive et de sa quête du contrôle absolu sur son adversaire, il voulait d'abord faire passer un message: il n'a pas besoin d'espionner les entraînements des autres pour les connaître sur le bout des doigts, peut-être même plus qu'ils ne se connaissent eux-mêmes.

Après la finale de Copa del Rey 2012, perdue 3-0 avec l'Athletic Bilbao contre le Barça de Pep Guardiola, Marcelo Bielsa avait d'ailleurs envoyé au Catalan l'analyse de son équipe – "Un cadeau pour exprimer mon admiration pour lui." Guardiola lui avait répondu: "Tu connais mieux le Barça que moi." Ce qui n'avait pas empêché les Basques de s'incliner 3-0.

 

 

En proie au doute

C'est là un autre message de Marcelo Bielsa ; tout ce travail d'analyse en amont ne garantit en aucun cas la victoire. Il vise toutefois à réduire, autant que possible, la part du hasard. D'où des méthodes extrêmes pour n'omettre aucun détail. "Pourquoi on le fait ? Parce qu'on se sent coupable si on ne travaille pas assez. Parce que cela nous permet de ne pas être trop anxieux."

Derrière son assurance idéologique se cache donc une faiblesse, partagée par la plupart des entraîneurs. El Loco doute de lui-même et de sa méthode, dominé par la crainte d'avoir manqué quelque chose, de n'avoir pas fait assez pour mettre toutes les chances du côté de son équipe. Compte tenu de l'ampleur du travail effectué en amont, observer les entraînements de ses adversaires lui permet simplement de "[s]e sentir plus en paix. Je sais que je n'essaie pas d'avoir un avantage. J'ai déjà l'information. Je répète : pourquoi le fais-je ? Parce que je pense que je suis stupide." Et, avant tout et en dépit de tout, humain.

 

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